"Que puissé-je bien
écrire sur la Chine?"
Entretien mené par Christian Schachinger le 31 Août
212 (17h41)
Wolf Haas défend dans son
nouveau roman la position du missionnaire. Entretien avec l'auteur sur le sexe,
l'autoréflexion et la grippe porcine.
STANDARD: Monsieur Haas, "Verteidigung der missionarsstellung "(Défense
de la position du missionnaire) est d'une part un titre génial pour un roman,
d'autre part...
Wolf Haas: elle n'apparaît nulle part dans le roman.
STANDARD: La
position du missionnaire passe en ce qui concerne les pratiques sexuelles pour quelque
chose de pépère. Pourquoi prétendre devoir la défendre?
Haas: A
notre époque "pornographique", où toutes les choses du lit deviennent
de plus en plus raffinées, je trouve amusant de prendre une position
conservatrice. Quand les gens entendent le titre, ils rient et croient rire de
la position du missionnaire. Mais ce qui est vraiment intéressant est le terme
"défense", la prétention morale.
Le livre commence par un épisode
où un homme aborde une femme qui lui plait. C'est au fond ce que l'on fait en
tant qu'auteur. On démarche ses lecteurs. En cela on prétend bien sûr toujours
quelque chose d'autre que ce qui ressort après dix ans de relation. On peut
dire que le titre sert d'allèchement coquet.
STANDARD: Par
rapport aux canaux pornographiques qui deviennent si vite obsolètes, la
position du missionnaire passe encore pour du "good, clean fun". Avec
cela on n'annonce pas que l'on veut faire des choses cochonnes avec une femme,
mais l'on dit: "traitons-nous l'un l'autre de manière respectueuse".
Haas: Je
suis moi-même étonné de la façon dont se "conduit" le titre du roman-
En fait le titre m'est venu pendant l'écriture d'un dialogue dans lequel il est
question que dans notre langue, il n'y a de mots que pour les exceptions, mais
pas pour ce qui suit la règle. On dit par exemple "rond-point" ou
"croisement", mais que dit-on pour une simple route toute droite?
L'objection est: Si, il y a par exemple la position du missionnaire.
STANDARD: Dans
le roman vous remettez aussi de façon répétée en doute des termes que l'on
pourrait tenir pour évidents. A un certain passage, vous discuter de savoir
pourquoi on peut dire des "Unfug"
(non-sens), mais pas des "Fug" (sens). Est-ce que vous polissez ici vos
études de linguiste à Salzbourg?
Haas: La
sexualité dans le livre n'est présente qu'au niveau du langage. Il n'y a pas une
seule scène de sexe. Ne raconter que des histoires serait trop ennuyeux pour moi.
Je préfère travailler selon le principe de modularité et mets en scène
plusieurs niveaux. C'est aussi très amusant. Chaque morceau de musique, de
littérature ou d'art qui est intéressant contient un élément pour l'autoréflexion.
Dans mon cas cela apparaît bien entendu de façon explicite de par la
philosophie du langage. Par exemple le fait que Brenner (NB: personnage principal des romans policier de Wolf Haas) parle
une langue qui n'existe pas en soi était aussi un moment d'autoréflexion.
STANDARD: La "Verteidigung der Missionarsstellung"
est d'une part un livre très riches en autoréflexion, et d'autre part et
contrairement aux romans Brenner, il n'est pas pauvre en évènements. Dans les
Brenner, il ne se passait relativement que peu de choses. Peut-on dire qu'il s'agit
pour vous de créer des situations que vous contournez plutôt que de faire
progresser l'intrigue?
Haas: Dans mon nouveau roman, ça a été assez facile, parce
que l'idée de base était de raconter les confusions amoureuses d'un jeune homme
parallèlement aux grandes dates de ces dernières années où ces épidémies telles
la grippe porcine, la grippe aviaire, la vache folle sont apparues. Il y avait
donc une structure, la progression de l'intrigue s'imposait d'elle-même. Il
faut pourtant ajouter, que ces épidémies ont toujours été annoncées mais ne
sont jamais vraiment venues jusqu'à nous. Il s'agit en soi d'une forme
intéressante de la narration
Un autre déclencheur pour le
roman a également été l'entretien d'un psychologue sur Ö1, qui a prononcé cette
belle phrase: "Le premier état amoureux d'un être humain correspond aux
critères psychologiques d'une psychose". C'est une déclaration sensationnelle!
La forme suivante et plus durable de l'amour a, selon lui, la forme d'une
légère névrose. L'aspect démentiel et les épidémies se sont alors mêlés dans
mon roman.
STANDARD: Dans le passé, une épidémie de grippe
était une épidémie de grippe. De nos jours, une hystérie est lancée autour
d'elle et elle reçoit un nom particulier. Même les tempêtes et les dépressions
portent des prénoms de garçon ou de fille. Doit-on de nos jours tout appeler
par son prénom?
Haas: Une
grippe aviaire est plus porteuse qu'une grippe normale. La première phrase du
roman est par ailleurs: "Ne me dévoile surtout pas ton nom." C'est
plus flottant, plus captivant. Par ailleurs, je crois pouvoir me souvenir que
quand j'étais enfant, il y avait déjà cette grippe de Hongkong, si dangereuse
STANDARD: Pourquoi
travaillez-vous dans votre roman souvent avec des éléments tirés du contexte de
la littérature expérimentale? Est-ce pour vous des exercices de doigté? Par
exemple, lorsque le protagoniste Benjamin Lee Baumgarten prend l'ascenseur, le
passage de texte équivalent, lui aussi, va sur le papier de bas en haut.
Haas: Pour
parler objectivement: oui je le fais. Mais pour parler de façon subjective,
c'est pour moi une horreur que ce soit perçu comme tel par le lecteur. Comme
tous mes livres, "Verteidigung der Missionarsstellung" était prévu
pour être un livre tout à fait normal. Mais il y a, à vrai dire, ce passage du
roman, dans lequel la femme porte un chemisier avec un motif Paisley. Je me
suis dit que plutôt que de décrire longuement le motif, il serait plus amusant
que le passage en question prenne la forme de ce motif. Il y a aussi ici et là dans
le livre de petites typographies insérées. Je trouve cela charmant de devoir
de-ci de-là tourner le livre.
STANDARD: Avec
de petits clins d'œil à la conscience historique, que tout cela a déjà été
utilisé dans la littérature?
Haas: Ça
a quelque chose de mutin. Ma motivation est toujours la même, mon aversion à
décrire les choses. Certaines choses peuvent être transmises plus rapidement.
STANDARD: Thomas
Bernhard a dit une fois, qu'il ne décrit aucun paysage, car quand il écrit
"prairie", tout le monde sait de toute façon à quoi ça ressemble.
Est-ce pour cette raison que vous utilisez de façon répétée et entre
parenthèses des mémos et des didascalies, adressées à l'auteur "Wolf
Haas" qui joue en même temps le rôle de conteur à moitié informé? Par
exemple: "Ici encore Londres - poser l'atmosphère- Personnes, autos,
maisons. 1988. Vue depuis the Bridge."
Haas: Il y a un
poème sur la nature de Ernst Jandl "heu / see" (foin / lac). Je sais
qu'il y beaucoup de lecteurs qui aiment se plonger dans des gros romans, mais
moi c'est le contraire. On pourrait aisément réduire au moins de moitié chaque
pavé sans ressentir aucune perte. Ça me fait plaisir de voir que mon
"Londres – Atmosphère" véhicule autant qu'une description de la ville
sur trois pages.
Je n'aime pas du tout quand je lis un livre et sens que l'auteur est allé
quelque part et fait "glisser" cela dans son roman. Ça a quelque
chose de prétentieux. Que puissé-je bien écrire sur la Chine? On ne peut même
pas décemment faire des recherches là-dessus. C'est pourquoi le texte bascule brièvement
à un moment vers le chinois. L'intransmissibilité d'une culture étrangère est
ainsi mieux appréhendée.
STANDARD: Mon
chinois est un peu rouillé. Est-ce que ce passage a un sens?
Haas: Oui, oui.
C'est un vrai texte. Mais le roman peut être compris sans traduction en
français de ce passage. Considérez-le comme une petite histoire en bonus. Des évènements
réellement vécus s'intègrent souvent très mal dans un roman, ça fonctionne
mieux avec des histoires inventées. Le passage chinois est dans cette mesure la
seule histoire vraiment vécue de ce livre.
STANDARD: En
fait ça na pas beaucoup d'importance la façon à quoi ressemblent vraiment Kitzbühel
ou Graz dans vos romans Brenner, si de toute façon chacun a déjà en tête une
image particulière des lieux.
Haas: Sur
le fond, je trouve que le processus d'écriture fascinant parce que cela ne
m'intéresse plus tant que ça de savoir comment le monde est vraiment fait. Je
veux inventer quelque chose en sus. Je rejette catégoriquement cette peste des
romans régionaux et l'affirmation que chaque bled est intéressant et comporte
des abîmes.
STANDARD: Les
gens sont souvent assez ennuyant par eux-mêmes, mais les paysages encore plus.
Est-ce qu'il y a pour vous une différence insignifiante entre un coucher de
soleil dans les montagnes et un coucher de soleil sur la mer?
Haas: L'essentiel
dans l'écriture est le divertissement. Je ne comprends pas quand les parents se
plaignent que leurs enfants passent toute la journée devant l'ordinateur. Pour
moi, lire n'est pas autre chose que cela. Si le monde réel ne fournit pas assez
de divertissement, alors il faut aller le chercher ailleurs. L'aspect
"mauvais pour la santé" que l'on attribue aux jeux vidéo s'applique
aussi à la lecture. Evasion du monde, évitement des conflits. Dans le temps on
disait aussi que lire est mauvais pour les yeux.
STANDARD: On
disait aussi: Tu te caches à nouveau derrière un livre?
Haas: Je
ne connais pas ce dicton. Je ne lisais pas dans ma jeunesse. Mais aujourd'hui
lire signifie pour moi quelque chose comme "se mettre en boule comme le
hérisson", courber le dos et se plonger dans un livre. Un livre est en
fait une rigidité, une chose absente contre laquelle je dois lutter. C'est
pourquoi dans mon romans apparaissent toutes ces bizarreries. Si un jour le
livre sous sa forme papier venait à disparaitre et venait à passer sous une forme
plus souple dans un autre média, cette résistance me manquerait. Par ailleurs,
c'est quand on me dérange dans ma lecture que je deviens le plus agressif.
STANDARD: Vous
ne faites pas seulement que ne pas décrire de paysages, vous proposez aussi
très peu d'action. Après Brenner, Benjamin Lee Baumgartner, le fils d'un indien
navajo et d'une allemande de Simbach en Bavière, est aussi assez pale.
Haas: Dans
la critique littéraire on demande sans arrêt des "personnages
plastiques" et de la "tenue au monde". J'en suis l'ennemi. Et
cela bien que les critiques littéraires ont plus d'expérience des livres que du
monde.
STANDARD: A
propos d'expérience des livres: vous faites de nombreuses digressions dans le
domaine de la philosophie du langage. Est-ce que par ce biais vous faites le
deuil de votre époque étudiante? D'une part vous vous en moquez et d'autre part
vous prenez ce lest, cette différence entre langage référencé objet et
métalangage très au sérieux.
Haas: Au
commencement était l'indien bavarois. Mais il m'a rapidement glissé des mains,
ça m'en est même presque devenu désagréable. Alors j'ai commencé à incorporer
dans mon texte des crevasses glaciaires dans lesquelles on tombe. D'une part, ma
période étudiante, que chacun vit a été tout à fait normale. D'autre part, ces
contenus intellectuels de cette époque, et qui semblent plus grands que la vie elle-même
et dont on a plus espéré que ce qu'ils ne peuvent donner; ces contenus sont aussi
devenus une réalité.
STANDARD: Est-ce
qu'à la longue il n'est pas fatiguant de parler doctement et de faire de grands
discours?
Haas: Il
s'agit d'une forme de kitsch intellectuel. Si quelqu'un cite le "Petit
Prince" d'Antoine de Saint-Exupéry, on se moque de lui. Mais si quelqu'un
fanfaronne avec Wittgenstein, qui par ailleurs écrit de façon comparable, alors
il peut marquer des points. "Ce sur quoi on ne peut causer, il faut le
taire", c'est point pour point le Petit Prince.
STANDARD: Il
s'agit peut-être de l'expérience faite à l'école que les filles préfèrent
courir après les sportifs que citer Wittgenstein
Haas: Ou
bien elles ont couru près les gars qui avaient déjà une auto. Finalement il
s'agit de la question suivante: Dans quelle mesure les sentiments propres
sont-ils authentiques? Auparavant on aurait dit qu'il s'agit d'un "Jeu
discursif". En fait je suis assez pessimiste et ne crois pas que l'on
puisse se libérer de sa propre illusion. Il s'agit du combat éternel entre distraction
et concentration. On veut se distraire, mais on a cette idée fixe qu'il y a
dans la vie quelque chose de plus précieux que cette distraction. Dès que l'on
énonce cela, ça devient kitsch. Dans mon livre, on effleure cela, sans jamais
le nommer,
STANDARD: Baumgartner
zigzague dans la vie, sans jamais prendre de décisions
Haas: C'est une victime.
STANDARD: A
la fin "Wolf Haas" et Baumgartner sont assis au centre de réhabilitation
et se demande 'un l'autre: Comment as-tu atterri ici?
Haas: Oui,
c'est fataliste, presque comme la fin d'un film de Brenner. Il me semble que je
me défende instinctivement contre un personnage concret et qui évolue. Je
n'écris pas sur un homme qui se casse le pied et apprend à remarcher
correctement chez un bon physiothérapeute. Chez moi il marche avec des
béquilles
(Christian Schachinger, Album, DER STANDARD, version longue, 1./2.9.2012)